Notre grand frère est parti. Le plus ancien des anciens nous laisse orphelins. Une partie de notre mémoire disparait nous privant de son histoire, de ses repères. Son enfance tortueuse a commencé à Beauvallon, ses parents ayant décidé qu’il serait mieux qu’à la maison familiale où il n’était pas franchement désiré. Dans son malheur il a trouvé un refuge qui l’a aidé à surmonter sa peine dont il nous parlait souvent avec une nostalgie bienveillante. Beauvallon a été pour lui sa vraie famille, celle où il a tissé tous les bons souvenirs de son enfance, celle où il s’est attaché à des adultes aimants et attentionnés, ce monde des éducateurs qui considéraient les enfants qu’ils accueillaient comme leurs propres enfants. Il en est sorti grandi pour affronter un nouveau centre, loin de Beauvallon, « Le logis » de Saint-Lambert-des-Bois venait de lui ouvrir ses portes. L’ambiance y était toute différente, il rentrait dans l’adolescence et se retrouvait au milieu de garnements exclus eux aussi de la vie familiale mais nettement plus turbulents que les enfants avec qui il avait grandi jusqu’à présent. Il a trouvé ses marques et continué d’avancer jusqu’à l’obtention de son diplôme. Nous étions dans la période des trente glorieuses et il n’a eu aucun mal à se faire embaucher. On ne va pas énumérer la liste des métiers qu’il a accomplis, ce serait trop long mais ce qui ressort de son parcours c’est sa pugnacité, sa soif de défis et de nouveaux horizons. Il était créatif, avait en permanence des projets issus de son imagination. Il aurait pu vivre au début du vingtième siècle et il aurait ouvert une étude d’inventeur, c’était alors une profession très en vue. Il a intégré les 3A très tard, comme beaucoup d’entre nous quand le temps des souvenirs s’est rappelé à nous et que le partage et l’abnégation devenaient une inconsciente nécessité. Ses colères déstabilisaient toute l’équipe mais c’était sa passion de la justice sociale qui le poussait dans ces extrêmes et tout rentrait dans l’ordre après les bouderies car le dialogue l’emportait toujours. Toute sa vie n’a été qu’un grand tourment dont il n’a jamais réussi à se dépêtrer mais sa soif d’exister et sa détermination l’ont aidé à surmonter sa peine. Il aimait blaguer comme un collégien, rire à s’en tordre les boyaux, mais sa dernière blague n’a fait rire personne, adieu Lucien.

Bernard Terrades, membre des 3A